Isaline Sager-Weider : « Les coachs deviennent des référents, des pères pour nous »
Voici la chronique d’Isaline Sager-Weider, joueuse professionnelle de volley-ball depuis 2007. Elle évolue au poste de contreuse centrale. Joueuse de l’équipe de France depuis 2012 et vainqueure de la Golden League en Juin 2022, elle a remporté la médaille de bronze au championnat du monde militaire en juin 2018. Elle est également vice-championne de France avec l’ASPTT Mulhouse volley de 2009 à 2012, et trois fois championne de France espoir de 2007 à 2009. Elle est engagée dans le syndicat des joueurs Prosmash et en faveur du volley santé.
Je viens de raccrocher avec Tiphaine Sevin. Elle a 29 ans et a arrêté sa carrière à 23 ans. Nous avons joué ensemble en équipe nationale entre 2014 et 2016. Cela faisait huit ans que nous n’avions pas échangé, et notre conversation téléphonique a duré 1h40. Tiphaine était un bel espoir du volley français, et son histoire n’est pas la première que j’entends. Je me souviens d’elle comme d’une passeuse créative et d’une battante sur le terrain. Le dernier été que nous avons partagé, j’ai perçu chez elle une tristesse et un mal-être qui m’ont touchée profondément. Elle ne s’y retrouvait plus, le système dans lequel elle avait grandi était trop lourd, trop perturbant et petit à petit elle a glissé vers la dépression et l’arrêt de sa carrière. J’ai cherché à en savoir plus.
De la violence et de l’insécurité
La conversation est décousue, mais des thématiques fortes en ressortent. La violence qu’elle a pu ressentir tout au long de sa formation, la déshumanisation de son être au prix de la course à la réussite. « Et de toute façon, si ça ne te plait pas, il y en a mille autres qui rêvent d’être à ta place » : « ce truc qu’on te dit pour te faire sentir ingrate plutôt qu’interchangeable ». Aujourd’hui, elle a trouvé tous les mots pour parler et comprendre cette violence ressentie durant ces années. Elle a été victime de « menace implicite de conséquences sur salaire si pas de résultat », d’absence de flexibilité pour voir sa famille lors des temps libres, d’une certaine insécurité toutes les saisons sportives à partir de janvier car elle ne savait pas « où aller la saison suivante, si j’allais avoir une proposition de contrat, ou si je n’étais plus assez bonne, de me retrouver dans une plus grande précarité » (contrat en CDD de dix mois la majeure partie du temps)… Je me suis retrouvée dans bon nombre de ces questionnements.
Dès le plus jeune âge, lors de l’intégration des structures de formations, les coachs deviennent des référents, des pères pour nous. Où sont les mères ? Je me le demande bien d’ailleurs. Bien souvent, le ou la sportive quitte le cocon familial et ces entraîneurs deviennent pour eux des mentors. C’est dans cette phase de construction de la jeune femme (dans ce cas précis), que tout va se jouer. La punition est souvent le mot d’ordre lors d’une erreur, d’un échec dans une réalisation technique et cela devient normal que les sanctions suivent. Tu loupes une relance, tu fais une roulade au sol. Aujourd’hui encore, si je loupe une action dite « facile », je m’auto-flagelle et je plonge au sol pour montrer que « je suis désolée d’avoir mal fait ». Je le fais mécaniquement sans réfléchir. Est-ce normal ? Ce n’était absolument pas ma volonté de mal faire.
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« Notre échange téléphonique a réveillé en moi de nombreux souvenirs »
J’ose croire qu’il existe d’autres méthodes. Des méthodes où le pouvoir ne serait pas exercé en permanence sur l’adolescent pour faire passer un message. J’ai également été formée comme cela, mais en ouvrant la réflexion, je me demande si la bienveillance associée à l’exigence ne serait pas la solution. Par quel canal est-il possible d’être dur mais juste ? Tiphaine et moi, malgré nos cinq ans de différence, avons vécu le même type de formation. Notre échange téléphonique a réveillé en moi de nombreux souvenirs. J’ai également une trace très forte de ma période au pôle espoir. J’avais quinze ans lorsque j’ai quitté ma famille pour rejoindre l’internat et la grande ville de Mulhouse. Je n’avais jamais vraiment pensé à être volleyeuse professionnelle. Mon premier formateur m’a fait passer en moins de deux ans d’un potentiel extraordinaire (j’étais la chouchoute) à une moins-que-rien. Tout est allé trop vite. J’enchainais les étés en équipe nationale jeune, je ne pouvais pas rentrer voir ma famille pendant les vacances, je m’entrainais deux fois par jour, c’était trop d’un coup. Je n’étais qu’une adolescente qui venait de démarrer la pratique !
Des coachs et des rêves brisés
Ma deuxième année de pôle espoir, j’enchainais les entorses de cheville à répétition, je pleurais toutes les nuits, mes résultats scolaires étaient en chute libre. Pourquoi mon nouveau référent avait-il tant changé à mon égard ? J’ai été écartée du pôle espoir à la fin de ma deuxième année car j’étais trop vieille (16 ans) pour disputer le championnat du monde UNSS. Un vrai but de vie quand on y pense ! J’ai mis une année à me reconstruire (l’année de mon bac) avant de rebondir au centre de formation de l’Asptt Mulhouse. Mes copines ont presque toutes arrêté le volley de haut-niveau après le lycée, même si nous étions quelques rescapées à avoir mené une belle carrière. Elles y croyaient pourtant, elles. C’était leur rêve. Comme Tiphaine, il y a eu beaucoup de rêves brisés. Bien entendu, tout le monde ne pourra pas être professionnelle, alors pourquoi inscrire dans la tête d’une adolescente que « quand on veut on peut » ? Le sport de haut-niveau te permet d’intégrer des valeurs fortes d’abnégation, de respect, de partage avec tes coéquipières et des émotions très fortes.
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Fille ou garçon, un traitement différencié dans le volley-ball
Nous avons lié des amitiés très intenses durant notre jeunesse car nous avons vécu la même chose. Ensemble, nous étions plus fortes. Mais contre qui nous nous battions au juste ? Aujourd’hui, il est très dur pour une joueuse française d’atteindre le très haut-niveau, notamment à cause de la concurrence avec les joueuses étrangères et les quotas trop minimes de Françaises sur le terrain (une seule). Alors pourquoi faire croire à ces adolescentes en construction que la seule persévérance permettra à ces dernières d’arriver à être professionnelle ? Pourquoi ne pas plutôt instituer la joie, le plaisir et le dépassement de soi quotidiennement durant les entrainements et les matchs, au détriment de l’obsession de devenir championnes dès le plus jeune âge ? Et puis, on entend : « les filles vous êtes dures à coacher car vous êtes des langues de p… contrairement à nous les mecs. On se tape une fois pour toutes et c’est fini », me rappelait Tiphaine. Combien de fois avons-nous entendu cette phrase qui stéréotype le comportement féminin, et ce dès le plus jeune âge ! Quelle honte, un tel langage dans la bouche d’un éducateur ! Devons-nous donc atteindre la violence physique dite « bestiale » pour construire une équipe soudée ? Les garçons ne sont pas plus courageux que les filles.
L’être humain est toujours poussé dans ses retranchements et va chercher à protéger son ego lors des défaites, quel que soit son sexe. Et puis, il y a eu également toutes ces inégalités de traitement entre les garçons et les filles au CREPS. Tiphaine m’explique qu’elle a notamment été témoin d’un épisode de « mixité interdite ». Une fille va dans la chambre d’un garçon (ou vice-versa), elle est punie et pas sélectionnée, alors que le mec en question est parti tranquillement faire sa compétition !
Aujourd’hui, Tiphaine est infirmière. Elle a même repris le volley-ball à un niveau amateur. Malgré le travail personnel engagé de son côté, elle semble parfois encore habitée par ce vécu. Elle a mis toutes ses compétences, acquises avec la pratique du volley-ball, au service de son équipe et de ses patients, en mettant en première ligne la bienveillance envers l’autre. Et jamais sa cheffe de service ne lui demandera ce qu’elle fait de sa vie privée et de son temps libre.
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