Dossier

Santé mentale des athlètes : la fin du tabou, c’est pour quand ?

Mejdaline Mhiri
10.06.2022

Perçu·e·s comme des super-héro·ine·s des temps modernes, les athlètes de haut niveau sont pourtant faillibles. Les prises de paroles sur le sujet ces derniers mois le rappellent clairement. Mais quelles sont les sources des troubles psychologiques dont peuvent souffrir nos champion·ne·s ? Et comment y remédier ? À travers des témoignages et des analyses d’expert·e·s, Les Sportives enquête sur le dossier dans le magazine numéro 22. 

Fin mai 2021, dans un long message partagé sur ses réseaux sociaux, Naomi Osaka annonce mettre fin à sa participation au tournoi de Roland Garros. La tenniswoman, alors numéro 2 mondiale, raconte « de longues périodes de dépression depuis l’US Open 2018 », son anxiété sociale et le stress la submergeant lors des conférences de presse. Elle y relate son besoin de s’éloigner des courts quelque temps. Deux mois plus tard, lors des Jeux de Tokyo, la gymnaste Simone Biles jette également l’éponge. Fin juillet, elle se retire de plusieurs épreuves pour « protéger sa santé mentale ». « Le facteur stress s’est accumulé au fil du temps, et mon corps et mon esprit ont simplement dit non. Mais même moi, je ne savais pas que je traversais cette période », a-t elle expliqué dans une vidéo publiée par l’un de ses sponsors. Au Japon, Simone Biles confesse perdre ses repères en réalisant ses figures. « Je m’attendais évidemment à ressentir un gros contrecoup et beaucoup d’embarras. Mais c’est tout le contraire. C’est la première fois que je me suis sentie humaine. Plus que Biles, j’étais Simone, et les gens ont en quelque sorte respecté cela, a-t-elle poursuivi. Je sais que j’ai aidé beaucoup de gens et d’athlètes à s’exprimer sur la santé mentale et à dire non. »

Ces deux prises de paroles ont frappé le grand public, tant ces immenses championnes sont admirées, respectées sur la scène internationale. À quelques semaines d’écart, elles ont affronté sans détour leur difficulté à conserver un équilibre leur permettant à la fois de performer et de s’épanouir. Simone Biles et Naomi Osaka ont eu le courage d’aborder publiquement leur santé mentale, mettant à nouveau l’accent sur ce sujet. Car ce ne sont pas les premières athlètes à avoir fait part de leur difficulté dans ce domaine.

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Un tabou vraiment ? 

Il n’est pas nécessaire d’enquêter longuement pour s’apercevoir que les prises de parole sont en réalité récurrentes. À l’image des nageurs Michael Phelps, Ryan Lochte, Ian Thorpe, de la plongeuse Laura Marino, des cyclistes Mark Cavendish et Marcel Kittel, des footballeurs Andrés Iniesta et Stéphanie Labbé, de la basketteuse Liz Cambage… Le thème n’est pas inconnu ces dernières années – tout en restant paradoxalement tabou. Un peu comme si on avait voulu jusque-là réduire le phénomène aux personnes osant en parler publiquement, sans l’élargir à l’ensemble du monde sportif. Et si le problème était systémique ? Et si c’était la façon dont les athlètes sont perçu·e·s et accompagné·e·s –ou pas – dans notre société qui était en jeu ? Et si, comme sur d’autres sujets, l’actualité n’était pas tant à la libération de la parole qu’à celle de l’écoute ? Un regard objectif sur la vie quotidienne d’un·e athlète oblige à reconnaître un ensemble de facteurs propices à fragiliser son équilibre.

Alors que les calendriers sportifs surchargés ont toujours été la norme, le Covid-19 a profondément bouleversé les habitudes. Souvenez-vous, dès le 10 mars 2020, une semaine avant le premier confinement en France, l’agence de presse Reuters listait la soixantaine de compétitions annulées ou reportées à travers le monde en raison de la crise sanitaire : athlétisme, automobile, judo, ultra-trail… Toutes les disciplines étaient touchées, avant que le report des Jeux au Japon ne soit acté. L’année 2021 s’est déroulée avec la même somme d’inconnues. Si l’on a espéré une embellie, en décembre dernier la vitesse de propagation du variant Omicron replongeait les sportif·ve·s et leur staff dans le doute. L’adaptation permanente, les tests et les écouvillons sont redevenus leurs « amis du quotidien », accompagnés de lourdes interrogations : durée d’indisponibilité suite à un test positif, crainte d’être remplacé·e par un·e concurrent·e, angoisse pour les jeunes sportif·ve·s de ne pas pouvoir se faire connaître, appréhension d’achever sa carrière dans la plus grande invisibilité pour les plus expérimenté·e·s…

 

L’obligation d’être infaillible 

Pour autant, la question de la santé mentale des athlètes a bien préexisté à la pandémie, notamment la gestion de la pression constante de résultats. Les années olympiques, tout particulièrement, génèrent un stress très spécifique. Lorsque l’on s’entraîne sans compter ses efforts durant quatre ans, dans l’unique but de décrocher le graal, l’objectif prend une place incommensurable, voire écrasante. L’automne dernier, l’escrimeuse Ysaora Thibus se confiait  au Parisien1 à propos de cette ambition. La fleurettiste avait contacté le média de son propre chef pour s’exprimer haut et fort. « L’athlète n’est reconnu qu’à travers ses médailles, témoignait-elle. Il doit être fort, déterminé, motivé. On nous présente comme des personnes infaillibles. C’est faux : un athlète a aussi ses faiblesses. (…) Après Tokyo, je ne voulais plus entendre parler d’escrime. J’ai repoussé plusieurs fois la reprise de l’entraînement. Ça m’a pris quatre mois pour retrouver l’envie. Je me suis écoutée, j’ai pris soin de ma santé mentale et j’assume cette période de fragilité. » Lors des Jeux au Japon, la Guadeloupéenne avait remporté la médaille d’argent par équipe mais échoué sur l’épreuve individuelle. Dans l’article, la vice-championne du monde expliquait ne pas être sortie pendant deux jours de sa chambre suite à son élimination prématurée. La sensation de décevoir ses proches, de ne pas être à la hauteur de l’événement, l’avait tétanisée.

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L’accompagnement psychologique récent et salvateur 

Si Ysaora Thibus a finalement réussi à reprendre le contrôle, c’est peut-être parce qu’elle s’y est était entraînée. Depuis 2018, l’escrimeuse travaille sur son équilibre mental avec Meriem Salmi. La psychologue exerce depuis plus de trente ans, dont treize passées à l’INSEP2. Celle que l’on surnomme « la psy des champions », célèbre pour avoir accompagné Teddy Riner, connaît son sujet. « Le mythe de la toute puissance de l’athlète a toujours régné dans le milieu. Je me bats depuis trente ans pour faire reconnaître cette question dans le milieu du sport, qui est en réalité celle de l’humain. »

Pour Meriem Salmi, la prise en compte de la santé mentale des athlètes est extrêmement récente. « Avant Osaka et Biles, je dirais qu’il n’y avait pas vraiment d’écoute… C’est cette succession de personnes qui ont osé dire les choses qui a permis une ouverture sur le sujet. Quand on repense à ce que Marie-José Pérec3 a vécu par exemple, c’est terrible. Tout comme Mathieu Bastareaud4. Des livres ont abordé le sujet, mais cela s’est vite éteint. » Selon elle, si la problématique est si mal prise en compte dans le sport, c’est probablement parce qu’elle demeure méconnue dans l’ensemble de la société. « Et ce qu’on ne peut pas expliquer nous fait peur. »

 

« PLUS DE 80 % DES PERSONNES INTERROGÉES
ONT VÉCU AU MOINS UNE DES SITUATIONS
SUIVANTES : MANQUE DE FORCE OU D’ÉNERGIE,
SENTIMENT DE TRISTESSE, ANXIÉTÉ,
MANQUE DE CONFIANCE EN SOI. »

Des variables en fonction des sports 

Mais les athlètes sont-ils tous égaux concernant leur santé mentale ? Y en a-t-il qui seraient plus enclin·e·s à souffrir d’épisodes dépressifs en raison de leur genre ou de leurs origines sociales ? « Non, je n’ai pas trouvé de profils types, pose Meriem Salmi. On parle d’humain, donc de singularité. » Certains facteurs favorisent néanmoins des déséquilibres, comme le parcours personnel d’un·e athlète et le club où où il·elle pratique. Globalement, lorsqu’un·e entraîneur·euse, une famille, donne le droit à l’échec, un·e athlète va avoir plus de chance d’être armé·e pour faire durer sa carrière. L’histoire des disciplines est un autre élément à prendre en compte. « Il y a par exemple une tradition d’entraide très fortement marquée au rugby par rapport au football, juge Meriem Salmi. Dans le cas des fédérations portées sur un discours de dureté, d’exigence, la libération de la parole est rendue plus difficile… » Ces derniers mois, le comité Éthique et Sport s’est penché sur la question de la santé mentale. Créée en 2013 à l’initiative de professionnel·le·s du sport5, cette association souhaite « mettre en place des actions concrètes dans le but d’éliminer les défaillances éthiques » dans le milieu. Plusieurs athlètes ont été associé·e·s à la démarche et y ont porté la nécessité de traiter le sujet de la dépression. En octobre 2020, le collectif construisait un questionnaire à destination de sportif·ve·s professionnel·le·s mais aussi amateur·trice·s. « On a voulu faire une photographie de l’état de la dépression dans le sport en France », rembobine Véronique Lebar, présidente du comité, docteure en médecine, ancienne responsable du Pôle Sport Santé Bienêtre au ministère des Sports. Plusieurs pistes de réflexion se dégagent des résultats de ce questionnaire. Sur un panel de 1 200 individus âgés de 15 ans et plus, le phénomène de la dépression est omniprésent. Plus de 80 % des personnes interrogées ont vécu au moins une des situations suivantes :
manque de force ou d’énergie, sentiment de tristesse, anxiété, manque de confiance en soi. Les trois quarts des réponses évoquent des problèmes de sommeil, les deux tiers de culpabilité ou de difficulté à se concentrer. Sur tous ces sujets, les jeunes entre 15 et 25 ans expriment des difficultés plus importantes que leurs aîné·e·s. Et quand les sportif·ve·s estiment que leur rémunération n’est pas à la hauteur de leurs efforts, ils et elles sont aussi plus nombreux·ses à ressentir ce mal-être. Suite à cette première étude, le comité souhaite mettre en place des actions concrètes, notamment en travaillant avec des syndicats de sportif·ve·s.

….extrait du magazine numéro 22 – été 2023.

Dossier réalisé par Mejdaline Mhiri

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Mejdaline Mhiri
10.06.2022

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