On ne naît pas champion, on le devient. La journaliste et écrivaine Virginie Troussier, fascinée par le geste sportif, a réuni 15 témoignages de sportifs et sportives dont Justine Dupont, Muriel Hurtis, Aurélie Muller, Sarah Ourahmoune ou Isabelle Severino, pour mieux comprendre et pénétrer dans l’intimité de la construction des champions. Des êtres qui n’existent qu’à travers un moment de grâce, « des artistes à l’œuvre éphémère » qui transporteront le public dans une liesse ou vivront l’échec en solitaire. Comment préparent-ils leur corps à repousser sans cesse des limites ? Que se passe-t-il dans la tête d’un athlète cinq minutes avant le départ d’une compétition ? Rencontre.
Les Sportives : Pourquoi ce livre, et comment est-il né ?
Virginie Troussier : Au départ, je voulais écrire un éloge de la compétition sportive car de mon point de vue, elle est décriée. Aujourd’hui on parle beaucoup du sport bien-être et un peu moins de la compétition. Pour certains, elle est perçue comme un moyen d’écraser l’autre, de montrer sa supériorité, alors que pour moi, la compétition, pour l’avoir pratiquée, est un stimulant qui permet de s’élever. Ce n’est pas par rapport à l’autre, mais par rapport à soi.
En parlant de ce projet à mon éditeur, il a eu la bonne idée de me suggérer d’aller interroger les grands champions qui ont axé leur vie sur la compétition, et de leur demander leur avis sur le sujet. Au fil des rencontres, ce qui m’intéressait c’était de pénétrer dans la boite crânienne du champion. En tant que spectateur on ne voit que le Jour-J, l’événement et le corps en mouvement, mais jamais ce qui se passe dans leur tête. J’ai toujours voulu savoir ce que pensait une sportive sur la ligne de départ. En regroupant toutes ces thématiques, il fallait essayer de faire une radioscopie du sportif. Qu’est-ce qu’être un champion ?
Comment avez-vous choisi les quinze sportifs ?
Nous avons choisi 15 personnes qui ont marqué leur sport. Elles viennent de sports différents, collectifs et individuels, en respectant la parité homme-femme, d’âge et d’époques différentes, et des athlètes qui étaient suffisamment représentatifs pour en extraire des éléments prépondérants. Pour rencontrer un grand champion par discipline, cela s’est d’abord fait par affinité, comme Michaël Jeremiasz avec qui j’étais déjà en contact. Je voulais avoir un champion du monde de football 1998 ou 2018, et j’ai choisi Bixente Lizarazu car il est toujours très actif et qu’il se livre sur sa passion, ses réflexions. C’était un critère important. Je voulais aussi faire un livre intime, je ne voulais pas retrouver les entretiens habituels de la presse même si certains, je pense à ceux de L’Équipe, sont d’excellente qualité. Je voulais que le lecteur puisse lire des choses qu’il n’a pas l’habitude de voir ou d’entendre. Je suis contente de toutes ces rencontres car la parole est hétéroclite et complémentaire. J’ai passé beaucoup de temps avec chacun d’entre eux. Je les ai toutes et tous rencontrés physiquement. Je suis allé voir Justine Dupont à Nazaré, pour la voir surfer une demi-journée, avant de l’interroger. Pour Bernard Hinault, je suis allée chez lui.
Qu’est-ce qui définit un sportif ?
À la base, je pensais faire le portrait du champion mais en réalité il y a autant de sportifs que de personnalités. C’est aussi pour cela qu’il s’agit d’un livre d’entretiens. Même si j’introduis et je synthétise chaque sujet, j’ai retranscrit leur discours tel quel car certaines phrases étaient puissantes. D’ailleurs elles sont devenues des mantras pour moi. Ainsi je suis restée fidèle à la pensée du sportif. Cela dit, il y a quand même des points communs entre eux, notamment la persévérance. Le champion n’abandonne pas, il ne baisse jamais les bras. Même en cas de déception, il a cette faculté à transcender ce qu’il lui arrive, à le transformer pour mieux repartir. Ensuite, il y a une différence entre les générations. Le sportif de la nouvelle génération sera plus dans la préparation de l’événement. Par exemple, la préparation mentale n’existait pas à l’époque de Bernard Hinault, et peu à celle de Lizarazu, alors qu’elle est indispensable aujourd’hui. Avant, on parlait d’instinct. Hinault écoutait son corps, il était dans le sensoriel et l’instinctif. Il ne faisait pas vraiment attention à son alimentation. Il buvait de l’alcool entre deux étapes. L’approche des à-côtés n’était pas du tout la même. Aujourd’hui on va réfléchir à une palette d’émotions, étudier des données de performances, les athlètes ont la volonté de dompter le corps et l’esprit.
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Existe-t-il des différences entre sportifs et sportives ?
Oui, les femmes ont dû se battre pour être présentes puis pour être regardées, alors que c’était acquis pour les hommes. Aujourd’hui cela évolue, et on ne peut que s’en réjouir.
Vous parliez de mantras. Une phrase a retenu mon attention : « On ne nait pas champion, on le devient ».
Je les ai toutes et tous interrogés sur leur motivation, sur comment ils ont pu devenir des champions. Tous n’avaient pas les facultés innées, ils n’étaient pas prédestinés à devenir des champions. Je pense à Bixente Lizarazu, à qui on a déconseillé d’entrer en sport-études car il était trop petit, trop frêle et qu’il n’avait a priori aucune chance de réussir dans le sport de haut niveau. Il a réussi à atteindre le plus haut niveau car il aime le sport. C’est un immense travailleur, il avait absolument envie de devenir professionnel. Le talent, le génie, tout ne peut pas se travailler mais c’est quand même une grande part dans la réussi
te du champion. On ne décide pas de devenir champion du jour au lendemain, on gravit les échelons un par un, il y a des étapes, il faut se fixer des objectifs au fur et à mesure de sa carrière, dès que l’on en atteint un on en fixe un autre, jusqu’à la plus haute marche du podium. Aucun des quinze n’avait cette volonté première totale et absolue de devenir champion. C’est un autre point commun entre eux.
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Les capacités physiologiques ne sont pas suffisantes dans la réussite d’une performance, le mental l’est tout autant. Même si le corps est préparé pour l’événement, il ne fonctionnera pas si l’esprit ne suit pas. On a pu le voir avec Simone Biles et Naomi Osaka. Qu’avez-vous pu découvrir à travers ces quinze témoignages ?
La sportive doit maintenir son propre vaisseau, qui se compose d’un corps, d’un esprit et d’une âme. C’est d’ailleurs ce qu’enseignent les maîtres zen. Il faut un retour aux fondamentaux et ne pas s’encombrer. Le corps n’est pas simplement une mécanique en mouvement, il est également rempli d’une âme et d’un esprit. On sait que les sportifs sont prêts pour les compétions. Pourtant, ce qui fait le charme du sport, c’est que rien ne se passe vraiment comme prévu, il y a de l’inattendu. Même le sportif ne sait pas ce qui va se passer. Il ne connait pas encore l’expérience dans laquelle il s’engage. Si un élément est défaillant, il va être difficile d’envisager une performance, d’atteindre l’expérience du flow. Ce concept est très important.
C’est un moment magique où une fusion s’opère entre l’âme et le corps pour créer une expérience subconsciente qui va les dépasser. Le sportif va au bon moment produire le geste parfait. C’est pour cela que Simone Biles, qui ne sentait pas les mêmes sensations qu’à son habitude lors de certaines figures, a préféré arrêter car un élément de son vaisseau ne fonctionnait pas correctement. C’est accepter aujourd’hui, cela l’était beaucoup moins hier. Par exemple, Bernard Hinault ne comprenait pas cette idée de préparation mentale. Pour lui, un champion est un tigre, il ne comprend pas comment sur la ligne de départ, on pense finir 2e ou 3e, il voulait juste être premier, toute sa psychologie était liée à sa volonté. Pourtant, on peut comprendre qu’une championne soit marquée par un échec, une blessure, par des doutes. Peut-être que cette sensibilité-là existait avant, mais qu’il ne fallait surtout pas la montrer, ni en parler pour garder cette image du héros.
Des « artistes à l’œuvre éphémère », dites-vous dans le livre. Est-ce cette fragilité qui transporte le public, mais qui peut aussi être source d’angoisse et de stress pour l’athlète ?
Il y a une tension incroyable au départ d’une compétition. Si je prends l’exemple du ski, tout est concentré dans une petite cabane. Des années de vie se jouent, en quelques minutes. L’athlète est fragile. Des années de préparation peuvent être anéanties par une chute. J’adore cette tension du départ, on se demande si l’athlète va tenir, va gagner le titre, si elle va être à la hauteur de l’enjeu. On vibre avec eux. Tout peut arriver. C’est une allégorie de la vie. En 1 minute 30, une vie entière se joue. C’est cela qui est magnifique. Lorsque l’athlète franchit la ligne d’arrivée en vainqueur, c’est le triomphe de la vie en quelques secondes. C’est une œuvre fugace qui ne pourra plus jamais se reproduire.
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Que se passe-t-il dans leur tête quelques minutes avant de participer à la plus grande compétition de leur vie ?
En tant que spectatrice, je suis stressée pour eux et je me demande à chaque fois ce qu’ils pensent juste avant le top départ. Eux ne le sont pas. Ils sont prêts. Toutes ces années d’entraînement et de travail ont été bénéfiques et ils savent qu’ils en sont capables. Je pense à la nageuse Aurélie Muller, dont l’entraînement de Philippe Lucas était si difficile que la compétition lui paraissait plus simple. Chaque sportif arrive à entrer dans sa bulle le jour de l’épreuve. Il se concentre sur ce qu’il doit faire, sur l’action et non sur l’enjeu. Il est en phase avec elle, il sait ce qu’il doit faire donc il va le faire. Surtout, il a envie d’y aller. Il est porté par le désir d’aller dans la pente, dans le bassin, et le stress est évaporé. Le stress vient si on anticipe l’enjeu, une possible blessure, chute, défaite, on est dans le futur. Or le champion est bien dans le présent.
Vous dites qu’après chaque entretien, vous êtes ressortie de ces moments avec une grande mélancolie ?
J’ai ressenti cela après chaque entretien. Le sport est un grand territoire d’absolu et j’ai rencontré de grands passionnés. Ils revivaient chaque moment, les bons comme les mauvais, leur corps aussi. C’était au-delà des mots, je voyais physiquement comment ils le ressentaient. J’étais emportée dans leur passion… La passion c’est se jeter corps et âme, d’où le sous-titre du livre. Les champions n’ont pas une vie classique, ils ne pensent qu’à leur métier, ils écartent tout le reste. L’entourage doit s’adapter, ce n’est pas une priorité. François Gabart est parti pour Le Vendée Globe alors que son enfant avait seulement deux mois. On admire les sportifs mais en même temps on ne comprend pas toujours en tant que spectateur qu’ils ont une vie différente, qu’ils sont égocentriques… Mais en même temps, c’est beau, ils sont tellement passionnés par ce qu’ils font. Ils sont emportés et ils nous emportent avec eux.
Propos recueillis par Julien Legalle / Magazine numéro 22 / Un livre a retrouver ici !
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