Jean-Phillipe Leclaire : « J’adorerais mettre des athlètes féminines en Une de L’Equipe, mais qui ? »

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Jean-Phillipe Leclaire : « J’adorerais mettre des athlètes féminines en Une de L’Equipe, mais qui ? »

33 min
05.05.2022

Puisque L’Equipe est l’unique quotidien sportif national, les choix qui lui sont relatifs ont presque une valeur institutionnelle, quasi gouvernementale. Alors que le sport pratiqué par les femmes stagne à 18% des retransmissions télévisuelles, qu’il représente entre 5 à 10% des articles en presse écrite, L’Equipe ne sort malheureusement pas du lot. En 2021 : 15 Unes affichaient un exploit féminin sur les 350 jours du comptage.

Pour en discuter, Mejdaline Mhiri accueille dans ce podcast, Jean-Phillipe Leclaire, journaliste et directeur adjoint de la rédaction de L’Equipe depuis bientôt 5 ans.

 

Mejdaline Mhiri : Alors que la presse écrite est de moins en moins achetée, la Une de L’Equipe continue d’être un sujet récurrent de discussions, parfois enflammées. Pour un·e athlète, cela représente un honneur. Qu’est-ce-que cela dit de l’importance de votre journal et de sa Une ?

Jean-Phillipe Leclaire : C’est une importance paradoxale. Malheureusement, la presse écrite subit une crise qui dure depuis pas mal de temps. A côté de ça, la Une de L’Equipe n’a jamais eu autant de force symbolique. On peut expliquer ce paradoxe, par le système des réseaux sociaux. La Une de L’Equipe a une vie digitale très forte en dehors des kiosques.

La Une a également évolué. Il y a quelques années, elle était un grand format donc on pouvait faire plaisir à plus de monde avec 6 à 8 titres à la fois. Avec le format tabloïde aujourd’hui, on ne peut mettre que 5 titres. Mais ce format nous va bien, car la Une est plus discutée que la Une du journal Le Monde ou du Figaro. C’est ce que j’appelle le service après-vente.

Mais clairement il y a souvent un décalage. On peut avoir une Une très discutée sur les réseaux sociaux, mais qui ne générera que très peu de ventes en kiosques. La corrélation entre les deux n’est pas automatique. Finalement ce qui nous importe ce n’est pas les réseaux sociaux, ce sont nos lecteurs. Ce sont eux nos juges de paix. Vous pouvez avoir 100 000 vues sur twitter mais une Une qui ne se vendra pas le lendemain. A contrario, vous pouvez avoir un journal qui se vend très bien, mais une couverture qui n’aura pas fait réagir sur les réseaux sociaux.

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« La Une est définie en fonction de pleins de critères subjectifs. »

M.M : Qui choisit cette Une de L’Equipe ?

C’est la rédaction en chef. Nous sommes sept à choisir. Mais le plus souvent on est seul ou même deux. On se consulte mais on est souvent seul. Vous parliez de la Une du 9 août 2021 en introduction ; elle avait déjà fait débat entre nous, comme rarement. D’un côté ceux qui étaient pour le hand qui étaient sur place aux JO de Tokyo, et de l’autre ceux qui étaient restés à Paris avec l’arrivée de Messi.

Les gens ont du mal à comprendre mais nous n’avons pas de livre spécifique dans les tiroirs pour orienter nos décisions. Chaque jour à sa vérité. La Une est définie en fonction de pleins de critères subjectifs : Ancienneté de l’épreuve, le nombre de personnes qui ont vu l’événement, le prestige, la concurrence, et un critère déterminant qui est si l’athlète est un·e français·e ou non.

 

Martin Fourcade l’avait bien résumé : « La Une de L’Equipe ne mesure pas la valeur sportive d’un exploit, elle mesure sa répercussion médiatique. » Il avait raison. Si on faisait nos Unes uniquement sur des critères sportifs, de valeurs sportives, on ferait beaucoup moins de Une sur des sportifs ou des sportives françaises. Parfois on ferait des Unes beaucoup plus orientées sur les performances d’athlètes internationaux.

L’Equipe. Une du 30 août 2020.

On a eu le même genre de débat, quelques mois auparavant, lorsque Julian Alaphilippe avait gagné le maillot Jaune et une étape du Tour de France et que, le même jour, les footballeuses de l’OL avaient remporté leur 7ème titre en Ligue des Champions.  C’est moi qui avais fait le choix de la Une ce jour-là, et aujourd’hui je ne le regrette pas.

Par rapport aux lecteurs de L’Equipe, Julian Alaphilippe était une meilleure Une que les Lyonnaises du football. C’était la première fois depuis 15 ans, qu’un coureur français remportait une étape du Tour de France ainsi que le maillot jaune, vu le prestige du Tour, les critères énoncés : Julian Alaphilippe méritait plus la UNE que les Lyonnaises. Il y a pleins de jours où on adorerait les mettre en Une, car l’actualité a beaucoup moins de talents.

 

M.M : Votre analyse sur les débats en cours du sport féminin : avez-une une réflexion globale sur le sujet en interne ?

Nous ne sommes pas l’annexe d’un ministère, ni une fondation, on est une entreprise privée dans un secteur qui se casse le gueule, donc on a un objectif de résultat. Aujourd’hui, le numérique ne compense pas économiquement les ventes de magazines. 

On sait qu’on a une certaine responsabilité, des sujets sur lesquels on doit se battre : les violences sexuelles dans le football par exemple. On ne l’a pas fait car ça allait cartonner en kiosque, mais car on était fiers de le faire. Pareil pour la Une avec deux joueurs de waterpolo qui s’embrassent. Ces combats-là, on est prêt à les mener. Mais il faut rappeler qu’on est des journalistes non pas des militants.

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M.M : Que pensez-vous des 5 à 10% de la place des féminines dans les journaux ?

Ce chiffre est insuffisant mais on revient de loin. L’évolution est formidable mais sur les dernières années. Si on est dans le camp des pessimistes, on dira que c’est scandaleux. Mais si on est dans le camp des optimistes, on dira qu’on revient de loin et qu’on a avancé surtout dans le sport. On ne peut pas être dans la parité. On ne peut pas décréter 50% de Une au sport féminin comme au sport masculin. Cela serait une hérésie, et ça ne reposerait sur rien.

Ensuite, il n’y a pas que nous qui décidons, cela vient des athlètes eux mêmes, et de leurs résultats. Pour le football féminin, on peut être fiers : pour les Lyonnaises, nous avions fait 20 pages sur l’événement. Je veux bien qu’on parle de la Une, mais c’est le contenu qui compte.

« On nous dit souvent qu’on ne parle que de football. »

M.M : Dire qu’on revient de loin est une évidence, et pourtant 5 à 10% on a l’impression qu’on peut difficilement reculer ! Les chiffres de la sociologue Béatrice Barbusse, vice-présidente de la FFHB : études des Unes de l’équipe entre 2010 et 2021. 3984 Unes genrées. 96,6% de Unes ont été exclusivement masculines. 1,9% exclusivement féminines. 1,5% ont été partagées. Ce qui ne se voit pas, n’existe pas. Impact sur la pratique féminine et les envies des petites filles. Sans visibilité, difficile de développer l’économie du sport au féminin. On parle d’évolution mais quand on regarde ces chiffres, on ne voit pas l’évolution. 

On est un baromètre plus qu’un dynamiteur. On mesure la place du sport des femmes dans le sport français et ça passe par les championnes et que par certains sports.

On a fait 7,5 Unes sur le handball. Merci le handball. L’année de la coupe du monde féminine en France en 2019, on a fait une dizaine de Unes, pourtant l’équipe de France a été battue en quart de finale. Si les françaises étaient allées au bout, elles auraient fait plus de Unes que l’équipe masculine de Didier Deschamps.

J’ai suivi l’athlétisme pendant 5 ans à L’Equipe, je suis un grand admirateur de Marie-José Perec. Mais comme pour le tennis, j’adorerais mettre des athlètes féminines en Une de L’Equipe, mais qui je mets en fait ?

M.M : On est d’accord que ce n’est pas que des hommes champions qui font la Une de L’Equipe ? Même quand certaines sportives décrochent des médailles, elles ne sont pas en Une. Par exemple, Anne-Cécile Ciofani a été désignée meilleure joueuse du monde de rugby à 7 le 9 décembre dernier, n’a pas fait la Une. Derrière, Dupont fait la Une le 11 décembre.

Le rugby féminin est un plein essor et c’est formidable. Mais si on parle uniquement en valeur de la performance sportive et en raisonnement médiatique, le rugby masculin français est largement plus puissant que celui des femmes.

 

Après on commet des erreurs, parfois des regrets. Clarisse Agbenenou en est un bel exemple : il a fallut attendre qu’elle soit championne olympique pour qu’elle fasse la Une de L’Equipe. Alors qu’elle n’a eu aucune couverture sur ces 5 titres de championnes du monde.

Des fois on fait des erreurs, c’est compliqué de déterminer la une tous les jours.

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M.M : Ce qui m’interroge, c’est le caractère récurrent.

C’est assez compliqué pour moi de répondre à vos chiffres. Ma réalité ce n’est pas de me dire, j’ai un objectif en pourcentage. C’est moi qui calcule tous les ans le nombre de couvertures dans L’Equipe sur l’année. Je n’ai pas un objectif sur l’année du nombre de Une avec du sport féminin. On ne fixe pas d’objectif sur l’année, ça donnerait un caractère très soviétique. Mon objectif se définit chaque matin sur la Une et non pas sur l’année. Chaque jour à sa vérité.

M.M : Si l’on regarde la médiatisation du sport au féminin, qui a semblé quasiment disparaître des écrans, articles et discussions pendant le premier confinement. À titre d’exemple, entre le 14 mars 2020 et le 12 mai, L’Équipe, version papier, aura publié 40 articles ou brèves sur l’impact du Covid-19 sur le sport au féminin. 40 sur 1651. Soit 2,4 %. On est dans une récurrence de l’absence. On a surtout l’impression que c’est un sujet que vous ne traitez pas. Sur le plan journalistique vous n’avez pas peur de passer à côté de plein de sujets ?

Je ne peux pas vous laisser dire qu’on ne traite pas le sujet du sport féminin. C’est injuste. On ne le traite surement pas assez. On a accompagné l’essor du football féminin. On a été les premiers à embaucher un spécialiste du football féminin.

L’Equipe. Une du 9 août 2021.

Un exemple aussi : Cléopatre Darleux qui nous avait taclé sur les réseaux sociaux au sujet de la Une avec Messi. Que les sportives protestent et ne sont pas d’accord, je le comprends.

Dans le même temps, on a eu un article dans le site du magazine ELLE : « Nouvelle preuve que L’Equipe souhaite invisibiliser le sport féminin ». Pouvez-vous me citer la dernière sportive qui a fait la Une de ELLE ? J’ai tapé « sportive », « Une » et « ELLE » et je suis tombé sur David Beckham.

On se fait souvent tomber dessus par des gens qui nous connaissent que par nos Unes. Il y a un proverbe anglais qui dit : « On ne peut pas juger un livre juste en regardant la couverture ». Je trouve qu’un des effets pervers de la Une, c’est qu’on a tendance a oublier les 32 pages à l’intérieur du journal. Le combat du sport féminin, on le mène partout où on peut le mener. Qu’on en fasse pas assez je suis d’accord, mais on ne peut pas dire que l’on ne fait rien, c’est injuste.

« Si du jour au lendemain, on décidait de faire 50% de Une femmes et 50% hommes, économiquement ça serait un désastre. »

M.M : Dans le cadre de la série d’articles réalisée pour le 8 mars, aucune athlète ne s’est exprimée. Et le lendemain, le premier article d’une sportive se retrouvait en avant dernière page. C’est un effet de mode ? 

Je vous pose aussi la question : ce jour-là qui aurait dû être en Une du journal ? Il y a des exploits qui ont leur place tous les jours. On est un quotidien consacré au haut-niveau. Dans le magazine et sur le site on a d’autres espaces pour parler d’autres choses que du haut-niveau. Les sportives vont exister à travers leur performance. Quand il y a des Marie José Perec ou des Christine Arron, elles feront la une. On nous dit souvent qu’on ne parle que de football, mais il est difficile de contenter tout le monde.

M.M : L’Equipe, un nom féminin ?

Oui c’est notre titre, on l’assume. Il y a de plus en plus d’épreuves mixtes, on est une équipe de plus en plus mixte. Mais il est vrai qu’on a un lectorat majoritairement masculin, à 80%, notamment sur le journal. Donc on est obligé d’en tenir compte.

 

Après, dire que si on ne propose pas, les gens ne peuvent pas savoir ; pour moi c’est plus compliqué que cela. L’évolution, on peut toujours regretter, qu’elle ne se fasse pas assez vite. Si du jour au lendemain on décidait de faire 50% de Une femmes et 50% hommes, économiquement ça serait un désastre.

M.M : A la fin, les chiffres sont quand même bas, surtout quand on sait que ce qui ne se voit pas n’existe pas. 15 Unes, ce n’est quand même pas 100.

Aujourd’hui vous m’avancez des chiffes, moi je vous avance une réalité. Idéalement il faudrait se dire : quelle sportive aurait pu faire la Une aujourd’hui ? Ce n’est pas si simple. On a face à un trou générationnel dans certains sports. C’est pour cela qu’il ne faut pas tout résumer à la Une du journal. Pour nous, le combat est autant dans les pages que dans la Une.

Propos recueillis par Mejdaline Mhiri.

 

Tahnée Lautre, Mejdaline Mhiri et Jean-Philippe Leclaire lors de l’enregistrement de l’épisode du podcast Les Sportives

 

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48 »25 LE PODCAST by Les Sportives.

Journaliste : Mejdaline Mhiri

Réalisation, montage, photos : Marie Lopez-Vivanco

Chronique humoristique : Tahnee Lautre

Studio enregistrement : Brain Studio by Agence Thalamus

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