Entretien avec Arnaud Jamin, auteur du roman « Le caprice Hingis »
Avec « Le caprice Hingis » aux éditions Salto, Arnaud Jamin, journaliste dans la géniale émission de France Inter, l’Œil du Tigre, revient sur la défaite de Martina Hingis en finale de Roland Garros 1999. À trois points du match, elle craque sous les huées du public et ne gagnera jamais ce tournoi ! Retour sur l’un des moments marquants du grand chelem de la porte d’Auteuil.
Est-ce Martina Hingis ou cette finale qui vous a donné l’envie d’écrire ce livre ?
Depuis presque vingt ans, ce match et son résultat m’obsèdent. Nous sommes le samedi 5 juin 1999 sur le central de Roland Garros. La finale dame oppose la jeune numéro 1 mondiale Martina Hingis à l’immense Steffi Graf. Hingis domine largement le match, elle est sur le point de remporter Roland Garros à 18 ans. Un exploit considérable est tout proche. Mais un retournement de situation inouï au troisième jeu du deuxième set reste dans mon esprit, je crois bien que c’est lui qui m’a lancé dans l’écriture. Un point litigieux intervient comme un venin : une balle est annoncée faute alors qu’elle est bonne. L’arbitre de chaise, Anne Lasserre-Ullrich, descend mais elle est incapable de retrouver la trace de la balle ! Elle donne raison à sa juge de ligne. Ce n’est pas un cas isolé dans l’histoire du tennis mais aujourd’hui, cette erreur n’aurait plus lieu avec la mise en place de la technologie du hawk eye. Ce point est tragique, dramatique, scénographique. Quelque chose s’y est déclenché, s’y est ouvert. Lorsque la balle est annoncée faute, les deux joueuses deviennent des personnages. Hingis conteste le point, Graf ignore la scène, elle ne prend pas part à la discussion qui a lieu entre l’arbitre puis la commissaire du tournoi. Elle laisse Hingis s’enliser dans cette tragédie. Le téléspectateur voit aussi que la balle est bonne, normalement il aurait dû se placer du côté de Martina Hingis. À ce moment-là, Hingis va faire un geste hallucinant, elle passe de l’autre côté du filet pour indiquer précisément la marque de sa balle. C’est totalement interdit. L’arbitre la sanctionne d’un point de pénalité pour son comportement antisportif, elle est au bord de la disqualification. Le juge arbitre du tournoi, Gilbert Ysern, et la superviseure de la WTA, Georgina Clark, pénètrent sur le terrain pour essayer de la raisonner. C’est une histoire phénoménale, Hingis fait entrer la parole sur la scène. J’ai découvert que cette Georgina Clark était amie avec Steffi Graf. Elle s’est occupée d’elle lorsqu’elle était jeune, et on retrouve plusieurs photos de cette arbitre en compagnie de la famille Agassi-Graf par la suite.
Vouliez-vous réparer une injustice ?
Oui, c’est une injustice qu’il fallait réparer. Voilà le but de ce livre et l’envie première de son écriture. En 1999, j’ai vingt-et-un ans et je vois cette jeune fille qui en a 18 faire ce geste fort : je me dis que quelque chose est en train de se passer. Sur le moment, c’est un double choc, la beauté et la subversion de Martina Hingis qui font face à un mur. Le texte doit permettre une ouverture à travers ce mur.
Contrairement à vous, le public ne va pas soutenir Hingis.
Il faut se souvenir que le public français en veut à Martina Hingis depuis la défaite de Mary Pierce en finale de l’Open d’Australie et surtout de ses mots terribles qualifiant Amélie Mauresmo de « moitié homme ». Toute cette colère éclate à ce moment-là en tribunes. Mais cela va plus loin. Le public siffle ses points remportés, applaudit ses fautes. L’atmosphère est insoutenable, Hingis a du mal à respirer, elle est rouge, son corps est meurtri. C’est déplorable. Lorsque l’on voit cette foule s’en prendre à une jeune fille, je suis obligé de penser à Flaubert qui décrit très bien la « haine inconsciente du style ». Si vous avez du talent, dans n’importe quel domaine, cela sera difficilement acceptable pour les autres. Je crois, je sais et je démontre que le public ne voulait pas qu’Hingis gagne.
Et vous faites de ces deux joueuses, deux symboles.
Oui, ce sont deux femmes tellement opposées. L’affrontement ne peut pas être plus belliqueux que ce jour-là : c’est la « guerre absolue », le concept du théoricien de la guerre Carl von Clausewitz que je cite souvent dans le livre. Hingis a 18 ans, c’est une surdouée du tennis. Elle a déjà gagné l’Open d’Australie à 16 ans, record qu’elle détient toujours. Steffi Graf a 29 ans, elle est au crépuscule de sa carrière. C’est le dernier grand tournoi qu’elle remportera. Leur style de jeu est complétement différent. Graf fait des grands lifts qui éloignent l’adversaire en fond de court, puis des grands coups droits. Hingis n’a pas cette puissance, elle oriente le jeu, elle déploie des coups plus fins, plus malins. Cette opposition se retrouve partout si on y fait attention. Admettons que nous avons à faire à deux femmes peintres. Hingis serait une coloriste, une vénitienne. Elle donne des teintes, des doubles fonds, et des couleurs au jeu. Elle est dans la nuance et l’ondulation baroque. Graf est une dessinatrice, elle est droite, graphique, elle récite une formule, c’est tout à fait flagrant en revoyant les images. Leur vie amoureuse nous dit aussi quelque chose. Il est impossible de séparer l’existence quotidienne personnelle d’une sportive de son style de jeu. Hingis aime les hommes – tous – et va même jusqu’à faire la une des journaux à scandales suisses. Son ex-mari, le cavalier Thibault Hutin, l’a accusé de violence. En 1999, Graf est la star parfaite. Elle a tout gagné et le lendemain de la finale, elle se met en couple avec André Agassi, la star masculine du tennis qui remporte à 24h d’écart le tournoi masculin pour la première fois. Elle est ce que le public attend, la victoire et la Raison qui d’ailleurs va s’incarner parfaitement dans l’idylle entre les deux qui court toujours.
Qu’incarne Hingis pour vous ?
Pour moi, une jeune fille qui gagne l’Open d’Australie à 16 ans, c’est lumineux. Je l’avais vu jouer au tournoi des petits As de Tarbes et bien sûr c’est une forme de fascination amoureuse, un fantasme de pré-adolescent. Elle représente la rébellion et la fougue. C’est à dire tout ce qui manque cruellement au tennis actuel. Mais cette rébellion la consume aussi. Elle a perdu, elle n’a jamais gagné Roland-Garros et sa rage s’est retournée contre elle. Mais avec quelle élégance ! Cette défaite-là, ce retrait dans la colère, ce sabordage explosif, semblent être exécutés pour un but plus grand. À la lecture du livre, un ami écrivain m’a dit qu’il voyait en Hingis une vestale auto-sacrificielle. C’est exactement cela : elle s’est sacrifiée sur l’autel du beau jeu.
À la fin du premier set, vous dites que Martina Hingis entre dans la zone. Pouvez-vous nous expliquer cet état et ce qu’il vous inspire en tant qu’auteur.
C’est une bulle de perfection, un moment de grâce. C’est l’intervention directe du génie dans le geste d’un corps. D’ailleurs cet état n’est pas propre au tennis puisque j’évoque la figure d’Ayrton Senna, sublime en qualifications du Grand prix de Monaco. C’est un état de conscience allégée, et dans le cas du sport, c’est le mouvement parfait. C’est un moment fugace. C’est un fantasme pour les sportifs du dimanche mais pour les sportifs de haut niveau, cette sensation est palpable. La science ferait mieux de laisser cela à la littérature, cette grâce-là ne peut pas être explicable, toute interprétation en chiffres n’apporte rien de plus. C’est à la littérature de documenter ces sensations-là, en s’éloignant du score, en étant au plus près du style propre à ces splendides figures mouvantes que sont les sportifs.
Vous êtes journaliste et vous travaillez pour l’émission l’Œil du tigre sur France Inter : que vous inspire le rapport entre littérature et sport ? Votre travail vous a-t-il aidé pour l’écriture de ce roman ?
Le sport peut apporter beaucoup à la littérature. L’inverse serait aussi formidable ! Il y a ainsi un métier à inventer : conseiller littéraire pour sportif. Une récitation de Rimbaud avant un entraînement matinal, voilà du grand art. Dans mon exemple, le personnage de Martina Hingis est très rapidement racontable, scénarisable. Tout est là, à portée de main. La littérature doit se vivre, viser la liberté totale, ce que les poignets et les chevilles de Martina Hingis donnent à entrevoir dans un petit rayon de lumière. Quoi de plus libre que le geste d’un sauteur en hauteur, qu’un saut en longueur ou un triple salto au patinage ? Le livre pousse à son paroxysme tout ce que l’on fait dans « l’Œil du Tigre ». Donner à entendre ce rapport entre un geste sportif et ses conséquences dans l’histoire ou la culture. Cette émission a la volonté de montrer et de défendre le fait que les sportifs pensent. Peut-être même qu’ils pensent d’avantage que certains penseurs. À partir du moment où vous développez une intimité avec votre corps, une aisance, que vous avez accès à toute la joie et la liberté de votre être, vous accomplissez authentiquement votre vie. Vous pensez, votre corps pense et vous avez gagné.
Propos recueillis par Julien Legalle
Article tiré du numéro 13 Les Sportives
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