Lisa Lugrin, dessinatrice de « Jujitsuffragettes : les amazones de Londres »
Au Royaume Uni, dans les années 1910, les suffragettes affrontent la répression policière grâce au jujitsu, un art martial japonais, qui consiste à retourner la supériorité physique d’un adversaire contre lui-même. Edith Garrud et Emmeline Pankhurst mènent cette lutte sociale violente, un combat vers la liberté qui les mènera jusqu’à remporter le droit de vote. Rencontre avec Lisa Lugrin, la dessinatrice de Jujitsuffragettes : les amazones de Londres aux éditions Delcourt.
Les Sportives : Comment est né votre projet de BD sur les suffragettes ?
Lisa Lugrin : Avec Clément Xavier, nous avions lu Se défendre : une philosophie de la violence d’Elsa Dorlin, qui raconte comment dans l’histoire, les oppressés ont pu résister. Elle a consacré un chapitre sur l’utilisation du jujitsu par les suffragettes. Cette histoire nous a beaucoup plu car, pour ma part, cela fait sept ans que je pratique un art martial assez proche, le wu dao. Plus tard, nous avons rencontré Kris, auteur de BD, lors d’un salon à Pontivy (Morbihan). Il nous a parlé de sa collection « Coup de tête », qu’il était en train de créer aux éditions Delcourt, en nous indiquant qu’il cherchait un sujet sur des sportives car il regrettait de n’avoir que des sujets sur les hommes. C’est là que nous avons décidé de nous lancer dans cette aventure.
Votre album met en avant deux femmes, Edith Garrud et Emmeline Pankhurst, qui incarnent cette lutte des suffragettes. Pouvez-vous nous rappeler qui elles étaient et leurs rôles dans ce combat ?
Edith Garrud était maître de jujitsu, c’est l’une des premières enseignantes d’arts martiaux en Europe, et avec son mari William, ils ont créé un dojo. Il faut savoir qu’à l’époque, de nombreux sports sont interdits aux femmes mais pas le jujitsu, car en tant que puissance impériale, l’Angleterre pensait que tout ce qui venait d’Asie était inférieur, y compris les pratiques sportives des peuples colonisés, qu’ils imaginent inoffensifs ! Les suffragettes l’ont sollicitée pour être entraînées au combat. En effet, depuis le début de leur mouvement, elles sont agressées par des policiers mais aussi par le reste de la population, principalement les hommes qui n’accepte pas leurs revendications, et qui interrompent sans cesse les discours et meetings. Je pense qu’il s’agit de la première fois que l’on enseignait l’autodéfense à des femmes. Pourtant Edith Garrud ne mesure qu’1 m 50. Je me suis bien identifiée à elle aussi pour cette raison ! Malgré sa petite taille, elle arrivait à soulever et faire tomber des colosses de deux mètres. D’ailleurs, j’ai une anecdote amusante à son propos. Lors d’une interview, elle a 94 ans, elle doit faire face à un journaliste assez condescendant, et au moment de lui serrer la main pour mettre fin à l’entretien, elle lui fait une clé de bras. Une femme incroyable et coriace qui mourra à 99 ans.
Et Emmeline Pankhurst ?
Quant à Emmeline Pankhurst, elle était la leadeure du Women’s Social and Political Union (WSPU), la frange la plus active et la plus radicale des suffragettes. Elle avait commencé son combat pacifiquement mais au fil du temps, elle se rendait compte que sa méthode ne fonctionnait pas. Les hommes politiques, dont le ministre Asquith, lui promettaient tout le temps le droit de vote pour les femmes mais une fois au pouvoir, ils n’osaient plus le présenter par peur d’être désavoués par les plus réactionnaires de l’assemblée et d’ainsi perdre leur majorité. Lassée, elle a décidé de basculer vers des méthodes plus violentes, en brisant les vitrines des magasins et en faisant exploser la demeure de campagne du ministre des Finances. Elle expliquait qu’elle ne s’en prenait jamais à la vie humaine, d’ailleurs, les hommes politiques se fichaient de la vie humaine puisqu’ils envoyaient des hommes à la guerre. Elle observa qu’ils étaient très soucieux du bien matériel et de la propriété privée. Les membres du WSPU ont commencé à s’attaquer aux bâtiments. Emmeline Pankhurst était une femme très courageuse, une oratrice hors-pair, qui a fait plusieurs années de prison pour son engagement et ses convictions. Elle disait que son combat était le plus important de l’histoire car il permettait de libérer la moitié de l’humanité, les femmes !
Vous avez évoqué votre intérêt pour les arts martiaux. Comment êtes-vous venue à cette pratique ?
Je viens juste de passer la ceinture noire de wu dao ! C’est un art martial peu connu. J’ai commencé il y a sept ans car le nom m’intriguait. Dès le premier cours, j’ai adoré l’alliance du physique à la philosophie. C’est un sport dans lequel on peut aller très loin car il y a une précision dans les gestes autant que dans la réflexion. Le directeur de cette école pratique aussi le qi gong, le yoga et différents autres sports qu’il mélange à la pratique du wu dao. Cela m’a beaucoup apporté personnellement. Je suis petite, peu sûre de moi, donc ce sport m’a redonné confiance en moi et en mon corps. Je me sens beaucoup moins vulnérable qu’avant.
Avez-vous utilisé cette expérience pour vos dessins ?
Avec Clément Xavier, le scénariste, nous nous sommes renseignés sur le jujitsu, les katas, les enchaînements codifiés, et ils ressemblent beaucoup à ceux du wu dao. Je me suis donc fortement inspirée de ma pratique pour cet album. Rendre les prises crédibles était primordial pour moi. Je les ai souvent testées sur Clément, pour voir si cela fonctionnait bien.
Au-delà de la lutte pour le droit de vote, l’utilisation du jujistsu était aussi une manière de lutter contre les féminicides et les violences conjugales.
Nous souhaitions l’aborder dans l’album car si le droit de vote des femmes est aujourd’hui incontesté, les féminicides et violences conjugales sont toujours présentes.
Justement ce qui est frappant à la lecture de l’album, c’est l’écho avec la situation actuelle.
L’histoire des suffragettes éclaire aussi le présent, elle peut nous donner des pistes pour l’aborder aujourd’hui. Nous voulions maintenir un lien avec le présent. Dans l’album, il y a des passages sur des femmes battues qui témoignent, et nous avons pris des témoignages récents que nous avons retranscrits. Malheureusement, on voit que certains sujets n’avancent pas.
Vous avez écrit cette BD pendant les manifestations des gilets jaunes. Quel impact ont-t-elles eu sur votre récit ?
En effet, l’écriture s’est faite en partie au moment des manifestations des gilets jaunes. Cette contestation nous a forcément impactés car nous avons remarqué pas mal de situations similaires entre les époques, les affrontements avec les forces de l’ordre, les violences policières et la question de la manière de se défendre face à cela, à la fois physiquement et en s’attaquant à des biens immobiliers.
Vous êtes aussi les auteurs de l’album sur le lutteur sénégalais Yékini. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ces corps en lutte physique, sociale et politique ?
Cette représentation du corps en lutte est très importante pour nous. Le sport est en prise avec la société, il permet d’aborder de nombreuses questions sociales et politiques. Au Sénégal, Yékini énervait les financiers car il était très sérieux et gagnait sans arrêt, ce qui n’arrangeait pas le business de la lutte qui se basait sur le storytelling de la vie des lutteurs. C’était un beau pied de nez au capitalisme !
Propos recueillis par Julien Legalle
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