Manuela Nicolosi, arbitre assistante internationale : « Nous sommes sur la bonne voie »
Article réalisé par Eva Jacomet, chargée de projets du Think tank Sport et Citoyenneté.
Née à Rome, Manuela Nicolosi se tourne vers l’arbitrage alors que son père refuse qu’elle joue au football. Engagée dans un double diplôme entre l’Italie et la France, elle s’installera en France quelques années plus tard et intégrera la Ligue de football de Paris, où elle gravira les différents échelons. L’année qui précède la Coupe du Monde féminine de football organisée au Canada (2015), elle prend la décision de se consacrer entièrement à sa carrière d’arbitre. Quatre ans plus tard, elle arbitre la finale de la Coupe du Monde aux côtés de Stéphanie Frappart puis, quelques mois plus tard, la Supercoupe de l’UEFA opposant les équipes masculines de Liverpool et Chelsea. Elle fait alors partie du premier trio féminin de l’histoire à arbitrer une finale de Supercoupe d’Europe.
De retour d’Australie et de Nouvelle-Zélande, où elle officiait pour la Coupe du Monde 2023, Manuela Nicolosi nous fait le plaisir de répondre à quelques questions. Derrière son parcours et son témoignage se dessinent les progrès récents en matière d’accès des femmes aux fonctions d’arbitre et le chemin qu’il reste à parcourir.
Pionnière dans un milieu d’hommes
Vous avez commencé votre carrière d’arbitre au niveau amateur en Italie, jusqu’à devenir aujourd’hui l’une des arbitres assistantes les plus expérimentées au niveau international. Quel regard portez-vous sur ce parcours et sur l’évolution de votre métier ?
Quand j’ai commencé ma carrière, l’arbitrage venait à peine d’être ouvert aux femmes. Je faisais partie des pionnières. Pour la première fois, les dirigeants, les joueurs et le public voyaient une femme arbitrer un match de football. C’était aussi une période d’apprentissage pour les clubs : comment accueillir une femme arbitre ? Comment organiser les vestiaires ? Au début, j’ai dû faire face au regard de collègues qui voyaient parfois en moi une concurrente, quelqu’un venu prendre leur place. D’autres, au contraire, voyant que je m’entraînais avec eux, que je connaissais le football, m’ont particulièrement aidée durant cette période.
Les principaux blocages, en Italie comme en France, ont été par rapport à mon genre, ma féminité. J’ai reçu beaucoup de remarques et blagues sur le fait d’être blonde, d’avoir des formes. Je pense que si j’avais été plus masculine, moins apprêtée, cela serait mieux passé.
Être arbitre c’est aussi évoluer dans un environnement professionnel singulier, parfois hostile. Il faut prendre les décisions, et les bonnes, gérer le stress, etc. Tout arbitre est exposé aux critiques. Mais pour les femmes, cela s’ajoute aux remarques sexistes que nous pouvons parfois subir. Je crois que les gens ne se rendent pas toujours compte de ce qu’est le quotidien d’une arbitre. Montrer davantage notre quotidien, en nous équipant de micros par exemple, pourrait aider.
Vous évoquez les discriminations subies du fait de votre genre et votre féminité. Avez-vous dû adopter les codes de ce monde d’hommes, ou avez-vous fini par trouver un espace où vous pouviez être vous-même ?
J’ai atteint aujourd’hui un niveau qui me permet d’être moi-même, mais ça n’a pas toujours été le cas, parce je ne me sentais jamais vraiment à ma place. D’un autre côté, pourquoi changer ma personnalité ? C’était assez difficile les premières années et puis, avec l’expérience, on devient plus sûre de soi. Les gens m’ont souvent dit : « Tu es forte, tu es dure », mais c’est le terrain qui t’apprend ça.
Plusieurs fois, j’ai entendu le fait que je ne rentrais pas dans le moule. Pourtant, quand j’ai arbitré en Ligue 1 puis en Supercoupe d’Europe[1], ça n’a gêné personne. Ce sont des a priori à dépasser. Nous étions le premier trio arbitral féminin à officier en Supercoupe d’Europe masculine. Tous les regards étaient braqués sur nous, et cela s’est très bien passé. C’était finalement un match comme les autres, comme nous les arbitrons chaque week-end.
Comment peut-on expliquer et dépasser ces a priori selon vous ?
Je pense qu’il s’agit d’une crainte de l’inconnu parfois de la part des responsables. Cela peut susciter une appréhension certes mais nous passons les mêmes tests que nos homologues masculins. Si une arbitre est là c’est qu’elle est compétente.
Après la Supercoupe d’Europe, nous n’avons eu que des compliments, dans les médias, de la part du grand public. Pourquoi et comment sommes-nous parvenues à briser ce plafond de verre ? Parce que nous étions compétentes mais aussi parce que l’UEFA[2] a eu le courage de nous confier cette rencontre parce nous étions jugées compétentes pour le faire. Finalement, il s’agit de promouvoir les compétences, peu importe le sexe.
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L’évolution et la progression de l’arbitrage féminin passe, comme vous le soulignez, par l’action des instances footballistiques (FFF, UEFA, FIFA…). Existe-t-il encore aujourd’hui des barrières structurelles quant à l’accès des arbitres féminines au plus haut niveau ?
Avant la Supercoupe d’Europe, exception faite de l’Allemagne et de Bibiana Steinhaus[3], il n’y avait jamais eu de femmes en première division de football masculin. Désormais, cela s’est démocratisé partout dans le monde, au centre ou à la touche. L’UEFA et la FIFA ont montré une voie, les fédérations nationales la suivent en nommant de plus en plus de femmes arbitres.
La FIFA a ouvert les portes avec six femmes arbitres à la Coupe du Monde masculine au Qatar. Nous avions fait un trou dans le plafond de verre, ils l’ont fait sauter. Bien sûr, il faut et faudra fournir beaucoup d’efforts pour atteindre le très haut niveau, mais désormais nous savons que nous pouvons y accéder.
En 2019, quand j’ai officié lors de la finale de la Coupe du Monde féminine, je pensais avoir atteint mon maximum, parce que les compétitions internationales masculines n’étaient pas ouvertes aux femmes arbitres. Un mois plus tard, je recevais la désignation pour arbitrer la Supercoupe de l’UEFA…
Est-ce que vous avez ressenti une forme de pression en tant que premier trio féminin à arbitrer la Supercoupe d’Europe ?
Plusieurs personnes m’ont demandé si j’avais peur : j’avais surtout très hâte de démontrer qu’on pouvait faire ce type de matchs ! Jusqu’au stade, je ne ressentais pas de pression. Au stade, il y avait tout le public à l’extérieur pour attendre les bus de Chelsea et Liverpool et là j’ai commencé à avoir la pression, mais la bonne pression, celle qui fait se dire que tu vas tout donner pour ce match, pour nous, mais aussi pour toutes les autres femmes, avec mes cheveux longs, mes ongles, mes formes et mon maquillage.
Nous savions que nous étions bien préparées. Nous avons pris des conseils auprès de nos collègues hommes. Plusieurs nous ont averties : « Attention, ça court vite. » Ils craignaient qu’on ne puisse pas suivre. Finalement, nous avons eu droit aux prolongations et aux tirs au but, à Istanbul, un 14 août, avec une très forte humidité !
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Visibiliser et développer l’arbitrage au féminin
En tant qu’arbitre expérimentée, quels conseils donneriez-vous à de jeunes filles qui souhaiteraient s’essayer à l’arbitrage mais qui n’oseraient pas encore franchir le pas ?
J’adore aller dans les écoles et parler aux jeunes filles. Par rapport à mon enfance, je pensais que les choses avaient beaucoup évolué. Moi, je n’ai pas pu jouer au football car mon père ne voulait pas. Aujourd’hui encore, je trouve des jeunes filles qui ne peuvent pas jouer car leurs parents s’y opposent.
Parfois même, quand je vais dans des collèges ou des lycées, des filles refusent de parler de leur passion devant les garçons, par peur d’être jugées. Une fois mon intervention terminée, elles sont nombreuses à venir me voir pour me dire qu’elles aimeraient faire comme moi, pour me parler de leur passion. Le message que je souhaite faire passer est le suivant : oui ce sera dur, en tant qu’arbitre nous serons toujours jugées sur quelque chose, donc soyez vous-même et ne craignez pas les jugements. Pour cela il faut se créer un cercle de confiance. Je crois beaucoup à la sororité. Quand on se soutient entre nous, il n’y a rien pour nous arrêter !
En France, en 2023, on dénombre 1000 femmes arbitres sur les 20 000 arbitres que compte la FFF. Peu accèdent encore au plus haut-niveau ainsi qu’aux divisions professionnelles masculines, jugées comme les plus prestigieuses. Quelles solutions peut-on envisager pour renforcer l’entrée en formation des jeunes filles et assurer leur accès aux plus hautes divisions du football ?
Premièrement, il faut le soutien de la famille, du cercle proche, ce que j’évoquais plus tôt. Deuxièmement, il faut développer la communication et montrer que l’arbitrage est accessible aux femmes et aux jeunes filles. Il est important aussi de donner davantage la parole aux femmes arbitres, de les faire intervenir dans les écoles, de les solliciter davantage pour partager leur parcours et inspirer les jeunes filles.
Je pense que le travail engagé récemment par la Fédération française de football pour faire de l’arbitrage féminin un véritable pilier de leur action, tout comme la nomination de Stéphanie Frappart en tant que directrice déléguée à l’arbitrage féminin, sont autant de signaux positifs. Certes, les femmes restent aujourd’hui encore minoritaires parmi les arbitres professionnels en France, mais nous sommes sur la bonne voie.
[1] Pour la 44e édition de ce match qui voit s’opposer chaque année, le vainqueur de la Ligue des champions de l’UEFA au vainqueur de la Ligue Europa, Liverpool affronte Chelsea au Beşiktaş Park, à Istanbul en Turquie.
[2] Roberto Rosetti, responsable en chef de l’arbitrage de l’UEFA
[3] Arbitre allemande officiant en Bundesliga entre 2017 et 2020.
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