Eric Florand : « On ne peut pas évoquer ce sujet de la santé mentale du sportif sans évoquer la place de la psychothérapie en France »
TRIBUNE
Eric Florand est psychopraticien et fondateur de la Fondation Alice Milliat
Platon (427-347 av J.-C.), il y a 2 400 ans : « On ne peut guérir la partie sans soigner le tout. On ne doit pas soigner le corps séparé de l’âme, et pour que l’esprit et le corps retrouvent la santé, il faut commencer par soigner l’âme. Car c’est une erreur fondamentale des médecins d’aujourd’hui : séparer dès l’abord l’âme et le corps. »
Le sport n’étant pas en dehors de la société, on ne peut pas évoquer ce sujet de la santé mentale du sportif sans évoquer la place de la psychothérapie dans notre société française. Plusieurs études ont montré que les Français souffrent autant que leurs voisins ! Mais voilà : dans certains pays, on consulte « son » psychothérapeute comme on consulte « son » dentiste – non seulement en cas de douleur morale insupportable, mais aussi à titre préventif. Chez nous, on préfère confier son sort à la « pilule du bonheur », remède discret mais coûteux et ne modifiant pas du tout le fond du problème. On évite de soigner la cause, on se focalise sur la conséquence.
Le progrès médical et le développement des soins physiques ne peuvent suffire à assurer l’équilibre humain : une approche globale se réimpose aujourd’hui, intégrant les problèmes psychologiques personnels – anciens et actuels –, l’adaptation sociale à un environnement changeant et souvent stressant, et le questionnement sur le sens même de l’existence.
Plusieurs rapports ces 25 dernières années ont montré que les Français sont les champions du monde de consommation de médicaments (tranquillisants, antidépresseurs et stimulants psychiques). Les chiffres sont éloquents : lorsque les Français consomment 100 unités de ces médicaments, les Italiens n’en consomment que 40, les Allemands 28, et les Britanniques 26 !
En fait, la réalité est que la psychothérapie, qui est un enjeu de société majeur, n’est guère reconnue chez nous. L’image d’un·e sportif·ve performant·e, victorieux·se, combatif·ve, vivant en plus pour certains une vie dorée de champion·ne adulé·e, a la vie dure et nombreux sont ceux qui ne souhaitent pas l’ébranler. Si une blessure physique s’assume facilement (quoique), les plaies psychologiques s’avèrent plus difficiles à panser et à verbaliser.
Nous sommes influencés par l’esprit du temps dans notre quête du droit et dans l’acceptation facile de l’importance de la performance. Nous devons rester au « top » dans chaque situation ! Parce que cette attitude va à l’encontre de notre nature intérieure et ne peut donc pas fonctionner à long terme, la pression continue de s’accumuler en chacun d’entre nous et fini par s’évacuer sous forme d’épuisement et de dépression.
Or, le sport de haut niveau n’immunise pas contre la dépression, en début comme en fin de carrière. Les exemples récents, le plus tragique étant celui du suicide du rugbyman Jordan Michallet le 18 janvier dernier, rappellent que le mal de vivre, moins visible et donc plus pernicieux qu’un trauma physique, n’est pas rare dans ce milieu où la force mentale est érigée en attribut essentiel.
Les derniers épisodes de Simone Biles aux JO de Tokyo ou de Naomi Osaka à Roland Garros nous ont montré, en direct et en mondovision que les souffrances psychologiques n’épargnent personne, pas même les stars mondiales. Dans un milieu forcément élitiste, où l’on vous serine depuis votre plus jeune âge que vous devez être le ou la meilleur·e, comment oser dire que vous allez mal ? « C’est difficile de parler de ces sujets à ses coéquipiers. Ça fait tâche dans un vestiaire. L’ambiance d’avant-match, par exemple, il faut être fort pour aller au combat, donc ça fait tâche », a témoigné le rugbyman Mathieu Bastaraud sur un plateau de télévision.
Le sport est un milieu où l’on s’exprime naturellement peu. Le sportif s’exprime par le corps, pas par la parole. Le haut niveau suppose que l’athlète incarne la puissance physique et la solidité mentale. Dans l’esprit des sportif·ve·s, évoquer un état dépressif reviendrait donc moins à dévoiler une maladie (ce dont il s’agit véritablement) qu’à révéler une faiblesse. Effectivement, faire la démarche déstabilise, déstructure. Cela s’oppose aux objectifs de performance. Cela entre également en contradiction avec la tolérance à la souffrance, physique comme mentale, dont un athlète de haut niveau est censé faire preuve.
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Quelques pistes pour sortir de cette spirale
La conscience de soi est un atout de premier plan. « On ne se sent pas tout à fait à son aise tant qu’on ne s’est pas rencontré avec soi-même, tant qu’on ne s’est pas heurté à soi-même ; si l’on n’a pas été en butte à des difficultés intérieures, on demeure à sa propre surface ; lorsqu’un être entre en collision avec lui-même, il en éprouve après coup une impression salutaire qui lui procure du bien-être. » Carl-Gustav Jung
Aussi surprenant que cela puisse paraître, l’une des premières qualités d’un·e sportif·ve est la conscience de soi. Sa capacité à prendre du recul par rapport à son action, à analyser son ressenti et ses propres émotions est essentielle, une compétence à cultiver tel un jardinier.
En effet se reconnaitre soi-même est l’une des tâches les plus difficile de la vie. Mal se connaitre ou refuser découter ses propres émotions peut pourtant entraîner de multiples effets néfastes : instabilité du comportement, réactivité exacerbée, manifestation d’égo déplacé, blessures à répétition… À l’inverse, être à l’écoute de ses émotions ouvre sur une meilleure maîtrise de soi, de ses propres motivations et projections personnelles. La compréhension de ses propres mécanismes de fonctionnement est la clé pour réussir.
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Connaître, repérer et accepter ses modes de fonctionnements automatiques
Carl Jung, toujours lui, nous éclairait sur ce point : « Il faut rendre l’inconscient conscient, sinon il dirigera votre vie et vous appellerez ça le destin. »
Si vous pensiez encore être totalement maître de vos actes ou de vos émotions, c’est le bon moment pour comprendre la notion d’inconscient (cet autre qui vit en nous). Une grande partie de ce qui se passe dans notre tête nous échappe complètement, car nous n’avons aucun contrôle sur notre inconscient. La seule chose que nous pouvons faire, c’est tenter de comprendre nos conflits internes. Et c’est très important.
La qualité d’un·e champion·ne c’est la qualité d’une présence au moment voulu. Nous confondons présence avec absence, enraciné avec perdu, espace avec contraction, paix avec colère, car nous sommes trop axés sur le résultat. Il ne s’agit pas d’arrêter de penser. Il s’agit d’apporter plus de conscience dans ce que nous faisons.
Par exemple, Phil Jackson, célèbre coach des Chicago Bulls et des Los Angeles Lakers, a toujours accordé une importance décisive à l’aspect psychologique du sport. Il imposait à ses joueurs des séances de méditation et leur donnait des conseils de lecture de sorte que chacun puisse « élever son âme ». Fasciné par la philosophie bouddhiste, l’homme aux onze titres NBA restait pourtant une exception dans le milieu sportif, où la présence de psychiatres dans le staff est souvent accueillie avec méfiance et scepticisme. Cependant, depuis 2019, la ligue nord-américaine de basket impose aux franchises de compter dans leurs rangs au moins un professionnel de la santé mentale à plein temps. En France, ils sont souvent intégrés en tant que préparateurs mentaux. Malheureusement, c’est largement insuffisant et ils seront amenés un jour à être pris entre le marteau et l’enclume, c’est-à-dire entre l’objectif de résultat et la santé de l’athlète. Le préparateur mental aide à la compétition, le psychothérapeute est au service de la personne.
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En finir avec la censure de l’intelligence émotionnelle
Cette censure intervient lorsque qu’un·e athlète, mais c’est valable également pour chacun d’entre nous, a une conviction, une intuition ressentie au fond de lui ou d’elle-même et n’arrive pas à la formuler ou à l’expliquer en restant simplement dans « c’est une intuition » ou « je le ressens comme ça mais je ne pourrais pas l’expliquer ». Or notre société, qui censure toute idée non étayée par des arguments, la rejette. Pourtant, l’intelligence émotionnelle est indispensable pour évaluer une situation, dès lors que celle-ci est trop complexe ou contradictoire. Loin de moi la volonté d’opposer l’intelligence rationnelle (binaire) et l’intelligence émotionnelle (plus adaptée aux situations complexes), qui peuvent toutes les deux se tromper, même systématiquement, lorsqu’elles sont utilisées de manière exclusive l’une de l’autre. Heureusement, nous avons un cerveau qui est là pour les associer, et malheureusement, notre société nous éduque à ne se fier principalement qu’à la partie rationnelle.
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